
L’exposition Artemisia, héroïne de l’art au musée Jacquemart-André permet d’aller à la rencontre d’une artiste importante de l’ère baroque, Artemisia Gentileschi. Elle s’est imposée dans l’histoire de l’art à une époque où l’exercice de la peinture était presque exclusivement réservé aux hommes. Une femme en métamorphose permanente, d’illettrée à poétesse, consciente de sa valeur et utilisant son art pour exprimer, entre autres, sa colère face au viol dont elle a été victime à l’âge de 17 ans. Les femmes héroïques, omniprésentes dans ses peintures, sont tantôt violentes, tantôt victimes de violence.
- Préambule
- Artemisia Gentileschi en quelques dates
- Entre filiation et émancipation
- Artemisia, peintre caravagesque
- Affirmation de soi
- Portraitiste talentueuse
- Artemisia, à l’égal des hommes
- Héroïnes & héros
- Éros & Thanatos
- En savoir plus
Préambule
Appréhender l’œuvre d’Artemisia Gentileschi nécessite de connaître sa vie, tant son art reflète les épreuves qu’elle a traversées. Elle fut victime d’un viol à l’âge de 17 ans, dont l’auteur, Agostino Tassi, était un ami proche de son père, le peintre Orazio Gentileschi. « La relation entre Orazio et Artemisia Gentileschi compte parmi les plus complexes et les plus fascinantes que l’histoire ait porté à notre attention. Rares sont les indices de l’opinion que la fille se faisait de son père, tandis que ce qu’Artémisia représentait pour Orazio ressort de très nombreux témoignages directs où affleure sans équivoque l’admiration pour le génie pictural de sa fille » écrit Maria Cristina Terzaghi. Ce père incontournable dans les œuvres de la jeune fille, puisqu’elle ne pouvait s’exercer qu’en copiant ses dessins et ses peintures. Hors de question pour elle de copier les maîtres ou de représenter des nus. « Au début du XVIIème siècle, Rome décourageait fortement les femmes de devenir artistes, sauf dans des domaines « mineurs » tels que la broderie, un art considéré comme analogue au dessin » constate Patrizia Cavazzini. Artemisia Gentileschi a cependant eu accès aux œuvres de Caravage. Il est impossible de savoir si elle a bénéficié d’une instruction orale et d’un enseignement musical. Elle ne sait pas écrire et ne maîtrise pas la lecture.
Cependant, évoluer dans la seule sphère domestique ne l’a pas protégée. Agostino Tassi, déjà évoqué, a profité d’un déplacement du père d’Artemisia pour violer la jeune fille. Cette dernière a tenté de le poignarder pour se défendre. Orazio Gentileschi s’estimant « déshonoré » va porter plainte pour « défloration par la force ». Il accuse également Tassi de « promesse de mariage non tenu ». En effet ,selon l’usage de l’époque, Tassi aurait pu réparer son crime en épousant Artemisia Gentileschi, mais… il était déjà marié. Au Tribunal, elle livre un récit détaillé : « Il me renverse sur le bord du lit en m’appuyant une main sur la poitrine et me mit un genou entre les cuisses pour que je ne puisse plus les serrer. […] Il me mit un mouchoir dans la bouche pour que je ne puisse pas crier. » Sa parole est mis en doute. « Cette jeune fille, qui s’adonne à une occupation peu convenable pour son sexe (la peinture) et peint des corps dénudés, ne semble pas vraiment être une blanche colombe… » écrit Joséphine Bindé. Par ailleurs, son agresseur a des protecteurs puissants, dont le neveu du pape Paul V, le cardinal Sapione Borghèse, qui lui passe de nombreuses commandes. Artemisia Gentileschi est soumise au supplice des « Sibilli », procédé utilisé pour « vérifier » les témoignages. Tassi a déjà violenté plusieurs femmes, mais un témoignage en sa faveur fait douter la Cour plutôt favorable à la jeune femme. Tassi sera confondu par sa propre sœur venue apporter la preuve qu’il avait acheté le témoin. Le 28 novembre 1612, Agostino Tassi est jugé coupable.
Artemisia se marie quelques jours après le procès avec Pierantonio Stiattesi, un peintre florentin. Le tableau Judith et Holopherne peint vers 1612-1613 serait une vengeance symbolique du traumatisme subi.
A Florence, Artemisia Gentileschi recourt au vrai nom de la famille paternelle, « Lomi ». « Ce sont les années florentines, note Patrizia Cavazzini, qui firent d’Artemisia Gentileschi une artiste raffinée, une femme cultivée, capable d’évoluer dans n’importe quelle sphère sociale, la rendant probablement aussi plus consciente de la condition féminine. […] Son étroite relation avec Michelangelo Buonarotti le Jeune […] est probablement à l’origine des liens qu’Artemisia nouera plus tard avec les académies littéraires de Venise et de Naples. Mais contrairement à ce que l’on affirme souvent, l’inscription d’Artemisia à l’Accademia del Disegno ne fut pas une reconnaissance de son mérite, mais seulement une démarche institutionnelle qui lui permettait d’exercer le métier. »
La vie quotidienne de l’artiste paraît avoir été rude. Elle perd plusieurs enfants et connaît des problèmes économiques qui deviennent insurmontables. Le couple s’enfuit de Florence. Elle est « peut-être effrayée par une énième condamnation pour dettes […] ou par la diffusion de la nouvelle de sa relation extraconjugale. » écrit Patrizia Cavazzini. En effet, avec la complicité de son mari, elle a noué une relation avec Francesco Maria Maringhi. L’adultère d’une femme mariée était considéré comme un crime et Pierantonio Stiattesi pouvait être accusé de proxénétisme.
A Rome, elle fréquente les princesses Savelli, famille qui a sans doute concouru à sa renommée internationale. Et si elle est submergée de commandes privées, les commandes publiques n’émaneront que de Naples. Est-ce à cause du scandale ou de ces nus féminins ? Cependant, elle s’insère dans le cercle des peintres étrangers, comme Simon Vouet et Leonaert Bramer. Les commanditaires, bien que comparant ses œuvres à celles de son père ou d’autres homologues masculins, apprécient son travail considéré comme rare et curieux parce qu’émanant d’une femme.
Son mari disparaît de la vie d’Artemisia. L’ambassadeur d’Espagne, grâce à qui le succès de l’artiste s’est consolidé, la fait venir à Naples où elle vivra pendant plus de 20 ans, avec un bref séjour en Angleterre.
Artemisia Gentileschi s’est métamorphosée, remarque Patrizia Cavazzini : « La jeune fille presque illettrée de 1611 écrit des lettres en faisant de nombreuses fautes de grammaire au début des années 1620, mais en 1626, elle échange des sonnets avec le noble Pietro della Valle, vraisemblablement aidée par une autre main. » Ce dernier louera dans un sonnet la main de l’artiste capable d’immortaliser son talent aussi bien par son pinceau que par ses compositions poétiques. En 1626, elle se rend à Venise où elle vivra trois ans. Elle y est célébrée comme poétesse, s’intègre dans le monde des académies littéraires et se passionne pour la peinture vénitienne. C’est à Venise que naissent les premières déclarations proto-féministes. Elle écrira à don Antonio Ruffo : « Le nom d’une femme fait douter tant qu’on n’a pas vu son œuvre […] vous trouverez une âme d’empereur dans l’âme d’une femme. »
Sources :
Addenda à l’œuvre d’Artemisia Gentileschi / Maria Christina Terzaghi in Artemisia, héroïne de l’art, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition au musée Jacquemart-André du 19 mars au 3 août 2025 Sous la direction de Patrizia Cavazzini, Maria Christina Terzaghi et Pierre Curie – Fonds Mercator, 2025, p. 49-62
Les métamorphoses d’Artemisia / Patrizia Cavazzini in Artemisia, héroïne de l’art, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition au musée Jacquemart-André du 19 mars au 3 août 2025 Sous la direction de Patrizia Cavazzini, Maria Christina Terzaghi et Pierre Curie – Fonds Mercator, 2025, p. 39-47
Le terrible procès de la peintre Artemisia Gentileschi contre son violeur : le martyre d’une icône du féminisme
Joséphine Bindé
Beaux-Arts, 7 août 2024
Hormis le préambule, les textes sont tous issus de l’exposition,
les photos ©humanitelles.

Artemisia Gentileschi en quelques dates
Rome
| 8 juillet 1593 : Artemisia naît à Rome. Elle est la fille aînée du peintre Orazio Lomi Gentileschi (né en 1563 à Pise) et de Prudenzia Montoni, qui auront aussi trois fils. | Mai 1611 : L’artiste est violée par un ami de son père, le peintre Agostino Tassi, qui déclare lui donner des cours de perspective. |
| 1605 : Prudenzia Montoni meurt en couches à 30 ans. Dès lors, c’est Artemisia qui est chargée de prendre soin du foyer et de ses trois jeunes frères. | Début mars 1612 : Procès intenté par Orazio Gentileschi contre Agostino Tassi pour la défloration de sa fille, lors duquel Artemisia est soumise à une torture pour prouver la véracité de ses propos. Les actes du procès, presque entièrement conservés, ont été publiés partiellement. |
| 1609 : D’après Orazio, Artemisia a commencé à peindre à cette date. Elle copie alors les œuvres de son père, dont l’atelier se trouvait à l’intérieur de la maison. | 28 novembre 1612 : Jusqu’à la fin, il apparaît que Tassi aurait pu échapper à une condamnation car il avait corrompu des témoins. Il est finalement déclaré coupable et condamné à l’exil. |
| 1610 : Première œuvre signée et datée, Suzanne et les vieillards. | 29 novembre 1612 : Artemisia épouse le florentin Pierantonio Stiattesi, cité comme peintre et apothicaire. Elle part peu après pour Florence avec son mari. |
Florence
| 1613 : Naissance du premier des cinq enfants d’Artemisia, dont seule une fille, Prudenzia (née en 1617), parviendra à l’âge adulte. | Elle fréquente des cercles intellectuels où elle rencontre le poète Michelangelo Buonarotti et le savant Galilée. |
| 1616 : Artemisia intègre l’Accademia del Disegno de Florence en tant que membre de la guilde des peintres. Jusqu’alors illettrée, elle apprend à lire et à écrire de la poésie. | 10 février 1620 : Poursuivie par leurs créanciers, Artemisia et son mari doivent fuir Florence et se réinstallent à Rome. |
Rome
| 1620 : Artemisia fréquente le cercle des peintres caravagesques, dont les Français Simon Vouet et Nicolas Régnier. | 1623 : Selon les registres paroissiaux, Pierantonio Stiattesi disparaît de la vie d’Artemisia qui est recensée seule à leur adresse avec sa fille Prudenzia et des domestiques. |
| Elle travaille pour des mécènes importants, comme le duc de Bavière Maximilien Ier et reçoit bientôt de nombreuses commandes privées. | 1624-1626 : Orazio Gentileschi travaille à Paris à la cour de Marie de Médicis. En 1626, il rejoint la cour de Charles Ier d’Angleterre à Londres. |
| 1621 : Orazio Gentileschi quitte Rome définitivement et s’installe à Gênes : sa fille ne la reverra plus jusqu’en 1638. | 1625-1626 : Trois tableaux d’Artemisia sont achetés par le duc d’Alcalá Fernando Afán de Ribera III, ambassadeur extraordinaire du roi d’Espagne auprès du pape. |
Venise
| Vers 1626-1629 : Artemisia réside à Venise où elle est réputée comme poétesse et fréquente les académies littéraires. | 1630 : Fuyant peut-être une épidémie de peste à Venise, Artemisia se rend à Napes à l’invitation du duc d’Alcalá, devenu vice-roi de Naples. |
| Vers 1628 : Elle reçoit le paiement d’un grand Hercule et Omphale destiné à l’Alcazar, résidence madrilène du roi Philippe IV d’Espagne. |
Naples
| Août 1630 : Artemisia fréquente la cour vice-royale et travaille pour Éléonore de Gonzague, deuxième épouse de l’empereur Ferdinand de Habsbourg. | Vers 1635-1637 : Elle travaille pour le duc de guise, Charles Ier de Lorraine, en exil à Florence, et exécute trois grands tableaux d’autel pour la cathédrale de Pouzzolles, fait rare pour une femme artiste. |
Londres
| 1638 : Artemisia entreprend un long voyage en mer pour rejoindre son père Orazio à Londres. Elle l’aide à réaliser le plafond de la maison de la Reine à Greenwich. | 7 février 1639 : Mort Orazio Gentileschi |
| Elle peint plusieurs tableaux pour la cour d’Angleterre, dont une Allégorie de la peinture et une Suzanne et les vieillards, aujourd’hui encore conservées dans les collections royales anglaises. | 1640 : Artemisia regagne Naples |
Naples
| Désormais plus âgée et éloignée des commanditaires de la cour vice-royale, Artemisia témoigne dans ses lettres de ses difficultés financières persistantes, mais aussi de sa conscience de sa valeur, de sa force de caractère et de sa condition féminine. 1651 : De sa propre initiative, elle envoie à la cour impériale trois grands tableaux à sujets mythologiques. | 1654 : En janvier elle semble être encore en activité. Sa dernière trace dans les sources de l’époque apparaît en août ; elle est alors âgée de 61 ans. |
| 1652 : Date de Suzanne et les vieillards, sa dernière œuvre connue | 1656 : Grande épidémie de peste à Naples et probable date du décès d’Artemisia. Elle est enterrée dans l’église San Giovanni dei Fiorentini de Naples. |
Née en 1593 à Rome, Artemisia connaît une renommée internationale importante, auprès des grandes cours européennes notamment. A l’instar de son père Orazio Gentileschi, elle reçoit de prestigieuses commandes de la part de puissants mécènes, tels que Cosme II de Médicis, le duc de Bavière ou Philippe IV d’Espagne. Après un passage à la Cour de France où il participe à la décoration du palais du Luxembourg, Orazio est nommé en 1626 peintre du roi Charles Ier d’Angleterre. Les deux artistes ne se retrouveront qu’en 1638 à Londres, au fil de leurs brillantes carrières parallèles, marquées par l’élaboration d’un style élégant qui connut un large succès.

Portrait d’Artemisia Gentileschi
Simon Vouet, vers 1622-1626
Ce portrait d’Artemisia, sans doute commandé à Simon Vouet par Cassiano Dal Pozzo, érudit et mécène proche des artistes français à Rome, se distingue par son réalisme. Artemisia y est représentée en train de peindre. Elle porte un médaillon orné du Mausolée d’Halicarnasse, l’une des sept merveilles du monde antique, érigé par la reine Artémise. Ce détail savant, probablement inspiré par Dal Pozzo d’après une médaille de son propre cabinet, symbolise non seulement le nom de l’artiste, mais aussi l’acquisition de la gloire immortelle par Artemisia, obtenue grâce à ses œuvres. Ce « tableau parlant » reflète le style raffiné de Vouet à cette époque, s’inscrivant dans le contexte intellectuel et artistique de l’Accademia di San Luca, qu’il dirigea à partir de 1624.

La Félicité publique triomphant des dangers, Orazio Gentileschi, 1625-1626

Loth et ses filles, Orazio Gentileschi, 1628
Cette œuvre est l’une des premières grandes commandes de Charles Ier d’Angleterre à Orazio Gentileschi, initialement destiné au Palais de Whitehall, le tableau fut transféré dans les années 1630 à la Maison de la Reine à Greenwich, où Artemisia put donc l’admirer lorsqu’elle rejoignit son père pour l’aider à peindre le plafond de l’Allégorie de la paix et des Arts. Ce thème à la fois moral et sensuel illustre un épisode de la Genèse où Loth et ses filles, réfugiés dans une grotte pendant la destruction de Sodome et Gomorrhe, s’unissent dans une relation incestueuse sous l’effet de l’ivresse du patriarche. Orazio abandonne ici le style caravagesque de ses années romaines pour une esthétique plus théâtrale et élégante, marquée par une vivacité chromatique et un raffinement aristocratique, en phase avec les goûts de la cour anglaise. Le soin apporté aux détails – tissus chatoyants, objets métalliques et paysages en arrière-plan – témoigne de la maîtrise technique du peintre.

Esther et Assuérus, Artemisia Gentileschi, vers 1628
Dans ce moment clé du livre d’Esther, la reine de Perse, qui est juive, brave le protocole en se présentant sans convocation devant son époux pour sauver son peuple d’un massacre. Terrassée par la peur, elle s’évanouit avant que le roi ne la réconforte et exauce son vœu. Le choix de ce sujet reflète sans doute les débats sur les vertus féministes dans les cercles académiques qu’Artémisia fréquentait durant son séjour à Venise. Celle-ci s’inspire d’un tableau de Véronèse pour la perspective et le décor palatial. L’influence du théâtre transparaît dans la mise en scène : le vide central souligne la distance psychologique entre les personnages, tandis que l’estrade et le rideau rouge renforcent l’effet dramatique. Contrairement au texte biblique, Assuérus n’apparaît pas redoutable, mais sous les traits d’un jeune homme élégant, vêtu d’un costume anachronique inspiré de la commedia dell’arte, reportant ainsi l’attention sur Esther, véritable figure royale du courage.

Ulysse reconnaissant Achille parmi les filles de Lycomède,
Artemisia Gentileschi, vers 1640
Dans cet épisode, Achille, déguisé en femme et caché par sa mère Thétis parmi les filles du roi Lycomède à Skyros, est démasqué par une ruse d’Ulysse. Se faisant passer pour un marchand, Ulysse expose des objets précieux mêlés à des armes. Achille trahi par son instinct guerrier, se dévoile et promet de rejoindre la guerre de Troie, emporté par un destin fatal. Dans une composition au décor minimaliste, le clair-obscur modèle les visages et les objets. Une analyse radiographique a révélé qu’Artémisia avait initialement peint un autoportrait dans le reflet du miroir tenu par la figure de gauche, avant de le recouvrir. Le format, le thème courtois et l’attention portée à la narration et aux détails suggèrent un commanditaire de haut rang. Cette œuvre ambitieuse et raffinée constitue aussi un hommage stylistique à son père Orazio, qui rappelle leurs collaborations passées à Rome et à Londres.
Entre filiation et émancipation
Artemisia Gentileschi se forme dans l’atelier de son père Orazio Gentileschi, peintre d’histoire renommé pour son style lyrique, héritier du dernier maniérisme. Comme les autres apprentis, elle commence par copier les œuvres de son père, élaborant des compositions d’après ses dessins et bénéficie des ses corrections. Mais, si Orazio reconnaît rapidement l’exceptionnel talent de sa fille – qu’il encourage – l’adolescente demeure confinée dans le foyer familial, privée de l’accès aux académies et aux vestiges de l’Antiquité, réservés à ses pairs masculins. Pourtant elle progresse avec rapidité et ses premières œuvres se distinguent difficilement de celles de son père. Durant ces premières années, elle peint des portraits et de petits tableaux dévotionnels, dont la Vierge de l’Annonciation récemment découverte donne un exemple. Sa première œuvre signée et datée, Suzanne et les vieillards (1610), reflète précisément l’influence paternelle – le geste de Suzanne rappelant un David d’Orazio – tout en révélant sa sensibilité et son talent pour capturer la psychologie et les émotions de ses personnages essentiellement féminins.
Le lien entre Artemisia et les héroïnes féminines qu’elle représente devient d’autant plus marquant au regard des épreuves personnelles ayant jalonné sa vie. En 1611, elle est victime d’un événement traumatique : elle est violée par le peintre Agostino Tassi, un ami et collaborateur de son père. La promesse de mariage de Tassi la contraint à une relation pendant près d’un an. Orazio intente finalement un procès contre Tassi, au cours duquel Artemisia est torturée pour éprouver la véracité de ses accusations, qui aboutit à la condamnation de l’accusé (protégé par le pape, Tassi ne purgera qu’une partie de sa peine). Artemisia épouse alors Pierantonio Stiattesi et s’installe à Florence fin 1612-début 1613, amorçant une nouvelle phase de sa carrière.
Les œuvres de cette période témoignent à la fois de la continuité de l’influence de son père, mais aussi, progressivement de son affirmation en tant qu’artiste indépendante. Sa célèbre Judith et sa servante, exposée ici à côté du modèle d’Orazio, illustre cette évolution : Artemisia s’inspire du modèle de son père mais se l’approprie et apporte une sensibilité plus marquée dans la relation entre les deux femmes. Une attention aux émotions similaire ressortait déjà du rapport tendre entre les figures de la Vierge à l’Enfant de la Galleria Spada.

Vierge de l’annonciation, Artemisia Gentileschi, vers 1609-1610

David et Goliath, Orazio Gentileschi, 1605-1607

Vierge de l’enfant, Artemisia Gentileschi, vers 1612
Ce tableau, attribué à Artemisia dans un inventaire de 1637, révèle clairement l’influence des modèles paternels et encore une relative maladresse dans le rendu de l’anatomie. Cependant, Artemisia s’éloigne progressivement du style d’Orazio pour tracer sa propre voix artistique, plus intime et réaliste, notamment dans la représentation de la relation mère-enfant. Le geste délicat de l’Enfant et la somnolence toute profane de la Vierge suggèrent la douceur, mais aussi la fatigue qu’implique la maternité. Artémisia embrasse ainsi une conception nouvelle d’un art ancré dans la réalité, toute en lui préservant une signification spirituel. Grâce à l’usage de cartons, une pratique courante dans l’atelier de son père, Artemisia a peint plusieurs madones sur la même composition.


Judith et sa servante, Artemisia Gentileschi, vers 1615
Cette œuvre, identifiée dans la garde-robe des Médicis à Florence en 1636, représente le moment suivant le meurtre d’Holopherne, dans une composition centrée sur la psychologie des personnages. Judith dont les traits rappellent ceux d’Artemisia, apparaît les joues rougies, essoufflée après avoir décapité Holopherne, et se dirige vers sa servante. La position des femmes s’inspire clairement de deux œuvres de son père, dont l’une est également représentée ici, sous l’influence d’un caravagisme apaisé et des courants artistiques florentins, sensibles dans le raffinement des vêtements et les nuances chromatiques. Artemisia introduit une tension palpable dans l’intensité du regard des deux femmes, qui scrutent un évènement extérieur invisible au spectateur. Le geste de Judith, posant sa main sur l’épaule d’Abra souligne l’urgence de leur fuite tout en donnant de l’importance à la complicité féminine.


Judith et sa servante, Orazio Gentileschi, vers 1612
Artemisia, peintre caravagesque
Outre l’influence de son père, le rôle de Caravage fut déterminant dans la formation artistique d’Artemisia Gentileschi. Caravage avait déjà profondément marqué la peinture d’Orazio, essentielle dans l’imaginaire juvénile d’Artemisia. Orazio emprunta au maître lombard des effets de clair-obscur rigoureux, un cadrage rapproché des figures et leur représentation à partir de modèles vivants. Cette influence est particulièrement sensible dans son Couronnement d’épines.
Artemisia, encore enfant, a vraisemblablement rencontré Caravage, qui était un proche d’Orazio avant que les deux hommes aux tempéraments ombrageux ne s’éloignent l’un de l’autre. Quoi qu’il en soit, ses œuvres lui étaient familières car elles étaient visibles dans les églises voisines des différentes résidences des Gentileschi à Rome. Sa Danaé démontre bien qu’elle connaissait et admirait les œuvres du maître, et ce dès ses années de formation. Le David et Goliath d’Artemisia reflète également le fort courant caravagesque régnant sur la peinture romaine dans les premières années du XVIIème siècle.
Jusqu’à la fin de sa carrière, Artemisia conservera des éléments empruntés au maître lombard : l’usage du clair-obscur pour créer des contrastes dramatiques, un sens aigu du pathos, ainsi que sa technique consistant à peindre à partir du modèle, travaillant ses compositions en les dessinant en grande partie directement sur la toile. Si Orazio a tempéré la puissance de Caravage par l’élégance raffinée de son style, Artemisia s’impose comme sa seule disciple féminine. Elle s’inspire de son naturalisme, de sa peinture violente, tout en intégrant cette influence et son propre langage artistique.

Danaé, Artemisia Gentileschi, vers 1612
Ce tableau peint pour la délectation privée est une des représentation les plus sexualisées du mythe de Danaé, princesse enfermée par son père pour empêcher l’accomplissement d’une prophétie. Zeus, métamorphosé en pluie d’or, parvient néanmoins à s’unir à elle. Artemisia remplace la pluie d’or du mythe par un déluge de pièces qui submerge Danaé, totalement nue et dont les traits sont semblables à ceux de l’artiste. Le cuivre peint était probablement recouvert d’un rideau : si on le soulevait, apparaissait une femme dans un moment de plaisir extatique. La composition resserrée, les tons de chair subtils et le clair-obscur caravagesque s’inscrivent dans la production d’Artemisia au sein de l’atelier paternel. Le traitement du corps féminin et la technique de la peinture sur cuivre rappelle le style d’Orazio, mais les détails narratifs et l’érotisation marquée sont propres à Artemisia.

Le Couronnement d’épines, Orazio Gentileschi, vers 1613-1615
Affirmation de soi
Les années florentines marquent une étape décisive dans la carrière d’Artemisia Gentileschi. Arrivée à Florence fin 1612 – début 1613, elle intègre rapidement la cour des Médicis, un milieu où se côtoient nobles, poètes, érudits, artistes et musiciens. Au contact des artistes locaux, elle affine sa technique et améliore sa maîtrise de l’anatomie. En 1616, elle est inscrite en tant que membre de la guilde des peintres de l’Accademia del Disegno de Florence. Ses relations lui ouvrent les portes de cercles littéraires et académiques d’autres villes où elle s’établira ultérieurement.
Sa rencontre avec le grand-duc de Cosme II s’avère cruciale. Elle réalise pour lui de nombreux tableaux, dans lesquels elle reproduit ses propres traits dans l’interprétation de divers rôles. Ces œuvres contribuent à son succès à la cour en faisant connaître son image, suscitant d’importantes commandes. Une autre de ses relations essentielles de cette époque est l’aristocrate Francesco Maria Maringhi, une liaison favorisée par son mari, qui apportera à Artemisia un soutien affectif et financier, et qui, en jouant un rôle d’intermédiaire et d’agent, l’introduira peut-être auprès de plusieurs commanditaires.
C’est dans ce contexte qu’elle peint l’Allégorie de l’inclination, destinée au plafond de de la Casa Buonarroti, résidence dédiée à la mémoire de Michel-Ange. Cette audacieuse représentation, où Artemisia associe ses propres traits à un corps à l’origine entièrement nu, tranche avec le classicisme plus académique des peintres florentins comme Francesco Bianchi Buonavita. Le réalisme saisissant de cette œuvre lui vaut une reconnaissance certaine : le cachet qu’elle perçoit pour cette commande est trois fois supérieur à celui de ses homologues masculins. Artemisia affirme pleinement son statut de peintre, et son nom est désormais reconnu et respecté.


Allégorie de l’inclination, Artemisia Gentileschi, vers 1612
Michelangelo Buonarroti le Jeune, homme de lettres et petit-neveu de Michel-Ange, est un des protecteurs les plus importants d’Artemisia à Florence et son ami. Elle est enceinte et dans une situation économique difficile lorsqu’il lui confie cette commande, qui concerne le décor d’un plafond de son palais familial. L’Inclination, symbolisant la propension naturelle de Michel-Ange pour l’art, prend la forme audacieuse d’une femme nue dont les traits sont ceux d’Artemisia. L’œuvre se distingue par son fort naturalisme caravagesque. La boussole pointant vers l’étoile polaire dénote les liens de Buonarroti avec la science, et notamment avec l’astronome Galilée. La restauration de l’œuvre en 2022-2023 a révélé qu’à l’origine, la figure était totalement nue ou vêtue d’un voile transparent, avant d’être recouverte d’un brocart de pudeur par l’artiste Baldassare Franceschini à la demande de l’héritier du commanditaire.
Portraitiste talentueuse
Les femmes peintres à l’époque étaient souvent cantonnées aux genres du portrait et de la nature morte, perçus comme de simples imitations de la nature. Dès le début de sa carrière, Artemisia Gentileschi ambitionne de dépasser ces limites en abordant la peinture d’histoire, le domaine considéré comme le plus noble, celui des grands récits tirés de l’Antiquité, de la Bible et de la mythologie. Cependant, son talent pour le portrait, souvent jugé supérieur à celui de son père, n’en fut pas moins salué par ses contemporains.
Artemisia excelle dans l’art de restituer la personnalité de ses modèles, mêlant observation minutieuse des visages, des costumes et des broderies dans les jeux de lumière subtils conférant grandeur et majesté à ses portraits. Son style évolue entre sa période florentine et son retour à Rome en 1620, motivé par son endettement et vraisemblablement par les rumeurs embarrassantes que suscite sa liaison avec Maringhi. Elle abandonne alors une certaine linéarité d’influence florentine et adopte un modelé plus doux, en phase avec les tendances romaines de l’époque.
Les portraits d’Artemisia lui permettent d’établir des relations avec des clients fortunés, susceptibles de lui confier par la suite d’importantes commandes. Sa capacité à jouer avec son propre visage, se représentant dans des rôles variés, fascine aussi ses clients, qui lui demandent souvent des autoportraits. Le remarquable Autoportrait en joueuse de luth, peint pour le grand-duc de Toscane, en est un exemple emblématique. Son visage se reconnaît également dans le Portrait de dame tenant un éventail et sans doute dans la Tête d’héroïne. Ces œuvres permettent à Artemisia de se positionner comme une artiste indépendant et ambitieuse.

Tête d’héroïne, Artemisia Gentileschi, années 1620

Portrait d’une dame tenant un éventail, Artemisia Gentileschi, années 1620

Autoportrait en joueuse de luth, Artemisia Gentileschi, 1614-1615
Autrefois propriété de Cosme II de Médicis, cette œuvre est autant une affirmation du talent artistique d’Artemisia qu’un outil d’auto-promotion où elle façonne son image entre réalité et mise en scène. Vêtue d’une somptueuse robe et d’un turban, la lumière qui sculpte ses traits met en valeur son décolleté. La composition dégage une impression d’intimité, renforcée par le regard engageant du modèle et l’attention portée aux détails, notamment le luth, un instrument de cour. Elle témoigne surtout de l’intégration d’Artemisia à l’élite intellectuelle florentine, qui lui ouvrira les portes des milieux cultivés des villes où elle vivra ensuite. L’association entre musique, poésie et séduction, liée à la tradition courtoise, contraste avec les autoportraits plus réservés d’autres femmes peintres ou musiciennes.



1. Portrait d’un chevalier de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare, 1622
Ce portrait en pied d’un gonfalonier (porteur d’étendard) représente un chevalier de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare, reconnaissable à sa croix d’argent et sa bannière pontificale. Portant une armure de parade et un casque à panache, il adopte une pose autoritaire typique des portraits officiels au XVIIe siècle, exprimant pouvoir et prestance. Dans ce schéma traditionnel, Artemisia insuffle un certain réalisme d’origine caravagesque : la lumière découpe la silhouette et projette une ombre sur le mur, tandis que le rendu net des matières témoigne de la virtuosité de l’artiste. L’expression du modèle, à la fois formelle et légèrement joviale, révèle une grande acuité psychologique. Longtemps son seul portrait connu, cette œuvre illustre le talent d’Artemisia comme portraitiste. De récentes recherches suggèrent qu’Andrea Barbazza, poète et collectionneur bolonais, aurait commandé à Artemisia ce portrait, auquel il a consacré un sonnet.
2. Portrait d’un chevalier de l’ordre de Saint-Etienne, vers 1619-1620
Exposé pour la première fois comme une œuvre d’Artemisia, ce portrait est signé « Artemisia Lomi », patronyme qu’elle utilise presque exclusivement à Florence. La signature dorée sous le bras du modèle, semblable à celle de sa Madeleine, évoque l’orfèvrerie, métier pratiqué dans sa famille. La présence au dos de la toile des armoiries des Médicis, importants promoteurs de l’ordre chevaleresque de Saint-Étienne, confirme une exécution durant la période florentine de l’artiste. La finesse du rendu des matières, notamment la fourrure et la collerette aux blancs lumineux, témoigne de la haute qualité de l’œuvre, dont les harmonies chromatiques, typiques de la palette florentine d’Artemisia, s’éloignent du caravagisme de ses débuts romains.
3. Portrait d’un gentilhomme (Antoine de Ville), vers 1626-1627
Artemisia, à l’égal des hommes
Durant son deuxième séjour romain, Artemisia fréquente des cercles littéraires ; elle est dès lors célébrée pour son talent et son savoir. Le Français Simon Vouet la représente sous les traits d’Artemisia, puissante reine antique d’Halicarnasse.
Artemisia est en effet bien intégrée dans le milieu des peintres caravagesques, composé en grande partie d’étrangers. Les portrait de Leonaert Bramer documentent les liens d’amitié entre ces artistes, chacun dans une pose spécifique ou avec un accessoire caractéristique. Artemisia, seule femme et seule italienne, figure ici déguisée en homme moustachu, tenant soit une pomme d’amour, soit un miroir ou un hochet. L’ironie dont fait preuve Bramer à son égard ne diffère pas de celle envers les autres membres du groupe. Artemisia est de toute évidence considérée à l’égard des hommes
Sur le plan personnel, la jeune femme a aussi un statut hors norme : elle sera bientôt recensée en tant que responsable de son propre foyer, composé de sa fille Prudenzia et de ses domestiques, quand Stiattesi, son mari, aura disparu de sa vie.

Portrait d’Artemisia Gentileschi en homme à moustache,
Leonaert Bramer, 1620
Héroïnes & héros
En tant que peintre d’histoire, Artemisia excelle dans la représentation des figures, surtout féminines, issues de la mythologie et des textes religieux. Bien que ces sujets soient courants à Rome, l’interprétation sensuelle et héroïque qu’elle parvient à leur donner est singulière et souvent audacieuse. Sa Vénus endormie insuffle au personnage un pouvoir de séduction maîtrisé et conscient. A une époque où les nus féminins peints par des femmes étaient rares, Artemisia se démarque de ses contemporains par sa capacité à sublimer ces figures tout en affirmant leur complexité. A travers ses contacts avec les cercles intellectuels, Artemisia Gentileschi connaissait les débats de son époque sur la condition féminine, sujets qu’elle évoque occasionnellement dans ses lettres.
Artemisia est aussi particulièrement appréciée pour ses figures isolées sur fond sombre, à la manière caravagesque, qui s’attachent à la psychologie des personnages, comme dans ses représentations de Marie-Madeleine, associée au thème de la mélancolie. Grâce à des cartons ou des calques, Artemisia pouvait décliner ses modèles pour créer différentes figures, en variant simplement leurs attributs iconographiques.

Amour endormi (Allégorie de la Mort), Artemisia Gentileschi, années 1620

Madeleine pénitente, Artemisia Gentileschi, vers 1625-1630

Minerve, Artemisia Gentileschi, vers 1635-1639

Madeleine pénitente, Artemisia Gentileschi, vers 1625
Marie-Madeleine est représentée à mi-corps, la tête appuyée sur sa main dans une pose mélancolique. Son visage doux, les yeux gonflés de tristesse, une épaule dénudée, sa chevelure lâchée et sa robe entrouverte inscrivent ainsi Madeleine dans la tradition de la pécheresse repentie et dans une vision humaine et sensuelle. L’inspiration caravagesque se lit dans la dramatisation de la lumière. Le commanditaire, le duc d’Alcalá, vice-roi de Naples à partir de 1629, acquit plusieurs œuvres de l’artiste après l’avoir rencontrée à Rome en 1625. Une récente restauration a restitué le raffinement initial de la toile, libérée des repeints qui masquaient la nudité de la sainte, sa carnation délicate et les subtils jeux de lumière.

Vénus endormie, Artemisia Gentileschi, vers 1626
Plongée dans un sommeil voluptueux, Vénus repose dans un écran de velours et de damas, éventée par Cupidon. A l’arrière plan, un paysage vallonné laisse apparaître un petit temple évoquant celui de Vesta à Tivoli. Peint séparément par un imitateur du paysagiste Paul Bril, ce décor témoigne des collaborations qu’artémisia pratiquait à Rome, comme plus tard à Naples. La composition s’inscrit dans la tradition des Vénus alanguies de Titien et Giorgione, enrichie d’influences caravagesques, notamment un écho de l’Amour endormi de Caravage. La déesse semble s’abandonner, inconsciente du regard posé sur sa beauté offerte. Son visage idéalisé pourrait être inspiré des traits même de l’artiste. Ce type de tableaux érotiques était prisé des collectionneurs romains et l’usage abondant de bleu outremer, pigment coûteux, suggère un commanditaire prestigieux.


Saint-Jean-Baptiste dans le désert, Artemisia Gentileschi, années 1630
Éros & Thanatos
Les femmes héroïques, omniprésentes dans les peintures d’Artemisia, sont tantôt violentes, tantôt victimes de violence, telles Suzanne, Judith, Yaël, Lucrèce et Cléopâtre. Artemisia leur insuffle une puissance, une profondeur et une empathie qui prennent tout leur sens à la lumière de son expérience personnelle.
L’artiste souligne les vertus de ses héroïnes tout en accentuant leur sensualité, parfois jusqu’à une forme d’érotisme morbide. Cette association d’Éros (l’amour) et de Thanatos (la mort), thématique centrale dans l’art et la culture baroques, imprègne l’imaginaire figuratif de l’artiste. Artemisia est notamment fascinée par le potentiel érotique de l’histoire de Cléopâtre, reine d’Égypte qui choisit de se donner la mort en se laissant mordre par un serpent plutôt que de devenir esclave d’Octave Auguste. Elle lui consacre plusieurs tableaux, dont une Cléopâtre très dénudée à la physionomie semblant évoquer celle de l’artiste elle-même.
Artemisia n’hésite pas à représenter le plus sanglant de l’action, qu’il s’agisse de l’instant précédant un crime ou la confrontation avec la mort. Elle ne recule pas non plus devant la nudité – partielle ou totale – de ses personnages qu’elle sait mettre en valeur par des gestes expressifs ou des compostions théâtrales, souvent éclairées sur fond sombre ou tendues de lourds rideaux. Son exploration du sentiment féminin culmine dans des scènes ou des femmes triomphent des hommes par la ruse et la violence, comme dans ses représentations de Judith et sa servante ou de Yaël et Siséra. La peinture d’Artémisia nous parle par son audace, sa singularité et sa puissance.

Yaël et Siséra, Artemisia Gentileschi, 1620
Peinte l’année du retour d’Artemisia à Rome, cette œuvre conserve une certaine élégance florentine dans le raffinement des couleurs et la robe sophistiquée de Yaël, mais l’influence du milieu romain est manifeste dans la composition épurée et le clair-obscur d’inspiration caravagesque. Tiré du Livre des Juges, le sujet représente Yaël s’apprêtant à tuer d’un coup de piquet Siséra, général ennemi réfugié chez elle, Artemisia s’éloigne des représentations traditionnelles en situant la scène dans un palais et en intensifiant la tension dramatique par un cadrage serré. La sérénité apparente des figures contraste avec la violence imminente de l’acte, accentuant l’ambivalence morale de Yaël, perçue comme une héroïne à la fois rusée et trompeuse. La diagonale du bras de Yaël semble guider le regard vers la signature gravée sur la plinthe. Malgré ses altérations, cette œuvre illustre la capacité d’Artemisia à réinterpréter magistralement les récits bibliques.

Cléopâtre, Artemisia Gentileschi, vers 1639-1640

Cléopâtre, Artemisia Gentileschi, vers 1620-1625
Le suicide de Cléopâtre illustre le thème de la vertu héroïque au féminin. Artemisia Gentileschi représente la dernière reine d’Égypte dans un nu audacieux et réaliste, empreint de sensualité et de drame, installée dans un espace sombre et indéfini, la reine expose voluptueusement son corps à la lumière, approchant le serpent de son sein dans un geste stylisé et théâtral d’abandon et de dignité. Artemisia saisit l’instant tragique qui précède la mort, conjuguant douleur, héroïsme et érotisme avec une intensité émotionnelle et une puissance expressive saisissante. Le regard levé vers le ciel et les lèvres entrouvertes évoquent l’extase d’une martyre chrétienne. Artemisia semble jouer encore une fois avec son propre visage, qui ressemble à d’autres portraits de l’artiste – notamment celui peint par Simon Vouet et l’Allégorie de l’inclination – , suggérant une possible transposition autobiographique.

Cléopâtre, Artemisia Gentileschi, vers 1630-1635

Judith et sa servante avec la tête d’Holopherne, Artemisia Gentileschi,
vers 1640-1642
Figée par un bruit soudain après le meurtre d’Holopherne, Judith lève la main pour arrêter sa servante qui s’apprête à glisser la tête du général dans un sac. Moins sanglante que de précédentes interprétations du sujet par Artemisia, la scène privilégie une tension silencieuse, renforcée par la lumière vacillante de la chandelle. Artemisia sublime la figure élégante de Judith par un traitement habile des matières et de l’éclairage. Elle accorde aussi un rôle plus actif à Abra, complice plus que simple spectatrice. Dérivée d’un prototype réalisé vers 1625 et conservé à Détroit, cette toile récemment restaurée témoigne de l’activité de l’atelier napolitain d’Artemisia, très actif après son retour d’Angleterre en 1640. Artemisia apporte des modifications à la composition originale, notamment dans la représentation plus réaliste du clair-obscur. Signée sur l’épée, l’œuvre révèle l’intervention probable d’assistants dans la figure d’Abra.

Judith décapitant Holopherne, copie d’après Artemisia Gentileschi,
XVIIème siècle
La demande pour les œuvres d’Artemisia s’accompagnait de commandes de copies et de variantes de ses compositions les plus célèbres, notamment Judith décapitant Holopherne. L’original, conservé au Museo di Capodimonte à Naples, s’inspire clairement du traitement du sujet par Caravage, mais Artemisia en accentue la violence. Réalisé à l’époque du procès intenté à Agostino Tassi, ce tableau a suscité de nombreuses interprétations proto-féministes : le tempérament passionné d’Artemisia et la fureur qu’elle éprouvait envers on violeur, qu’elle avait tenté de blesser avec un couteau, transparaissent. L’œuvre marqua aussi ses contemporains : Artemisia en réalisa une réplique pour Cosme II de Médicis. La version conservée à Bologne a longtemps été attribuée au Caravage avant d’être attachée à Artemisia. Toutefois, elle est l’œuvre d’un copiste, témoignant malgré tout du succès de cette composition.
En savoir plus
Artemisia, héroïne de l’art, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition au musée Jacquemart-André du 19 mars au 3 août 2025
Sous la direction de Patrizia Cavazzini, Maria Christina Terzaghi et Pierre Curie
Fonds Mercator, 2025, 208 p.
Artemisia Gentileschi
Wikipédia
Orazio Gentileschi
Wikipédia
GENTILESCHI ORAZIO (1563-1639)
Encyclopaedia Universalis, 29 janvier 2025
Audio. Artemisia Gentileschi : peintre féministe, héroïne de la peinture
France Culture va plus loin le samedi, France Culture, 5 avril 2025, 19′
Audio. Critique expo : le musée Jacquemart-André présente l’œuvre impressionnante et affirmée d’Artemisia Gentileschi
Les Midis de Culture, France Culture, 21 mars 2025, 16′
Le terrible procès de la peintre Artemisia Gentileschi contre son violeur : le martyre d’une icône du féminisme
Joséphine Bindé
Beaux-Arts, 7 août 2024
Artemisia Gentileschi, la première grande peintre de l’Histoire
Alessandra Pagano
National Geographic, 1er juillet 2024
Artemisia Gentileschi : Audacieuse et fascinante artiste peintre de la Renaissance
Marianne Jagueneau
Plume d’Art, 18 avril 2022, dernière mise à jour : 5 octobre 2023
Audio. Série « Histoires de femmes artistes, lutter pour créer » – Épisode 1/4 : Artemisia Gentileschi, une femme dans l’histoire de l’art
Le Cours de l’histoire, France Culture, 15 novembre 2021
Les pionnières de la Renaissance, de l’ombre à la lumière
Inès Boittiaux
Beaux Arts, 8 octobre 2020
« Judith décapitant Holopherne » d’Artemisia Gentileschi : la sanglante revanche d’une femme
Joséphine Bindé
Beaux Arts, 20 mars 2020
Pouvoir, gloire et passion : Artemisia Gentileschi, le roman d’une vie
Emmanuel Daydé
Connaissance des arts, 6 mars 2020, mis à jour le 19 novembre 2020
Artemisia Gentileschi 1593-1652
Sylvie Classe
Hegel, 2020/2, n°2, pp. 168-173
Artemisia Gentileschi, une femme peintre dans un monde d’hommes
Fabienne Pasau
Rtbf Actus, 20 mars 2019, mise à jour 24 février 2025
5 fougueuses peintres du Baroque tombées dans l’oubli
Aude Briau
Beaux Arts, 4 novembre 2018
Audio. Artemisia Gentileschi, une artiste de la Renaissance
Autant en emporte l’histoire, France Inter, 20 mars 2016, 54′
Sa vie a influencé son œuvre
Virginie Salanson
France Inter, 18 mars 2012
Artemisia Gentileschi (1593-1653). Sexualité, violence, peinture
Marthe Coppel-Batsch
Adolescence 2008/2 T. 26 n°2, pp. 365-387
La Passion d’Artemisia
Susan Vreeland
Sophie Lambert (Traducteur)
L’Archipel, 2003, 342 p.
Artemisia
Alexandra Lapierre
Robert Laffont, 1999, 526 p.
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