Compte-rendu rédigé par humanitelles

Ce colloque organisé par la Grande Loge féminine de France avait pour objet d’aborder la persistance des rapports inégaux vécus par les femmes artistes et d’évoquer des outils d’analyse sous le prisme du genre via les travaux de :
Sophie Degano, artiste plasticienne, portraits de femmes.
Camille Morineau, historienne de l’art, l’invisibilisation des femmes dans l’art.
Claire Bodin, directrice de Présence Compositrices, les compositrices.
- Sophie Degano, Artiste plasticienne. Portraits de femmes
- Camille Morineau, Historienne de l’art. L’invisibilisation des femmes dans l’art
- Claire Bourdin, Directrice de Présence Compositrices. Les compositrices
Le colloque est ouvert par Isabelle Henny, présidente de la Commission Nationale des Droits des Femmes au sein de la Grande Loge féminine de France, par ces mots : « Les temps sont durs. Les événements mondiaux obscurcissent l’avenir. La guerre, la pauvreté attisent la colère et nous désespèrent. D’où la nécessité de nous entourer de beau ».
Sophie Degano, Artiste plasticienne. Portraits de femmes
Sophie Degano est une artiste plasticienne. Elle a étudié l’histoire de l’art à l’École du Louvre. Elle possède un atelier dans le Finistère.
Elle s’interroge sur la place faite aux femmes dans une société où le mot même d’artiste est d’emblée masculin. Ce questionnement la conduit à réaliser les portraits de 60 femmes qui ont initié leur vie et changé les nôtres, telles Simone de Beauvoir, Georges Sand, Joséphine Baker, et de plus méconnues comme Louise Bourgeois, première sage-femme ayant écrit des livres sur sa pratique, Jeanne Barret, botaniste et exploratrice, Henriette d’Angeville, alpiniste, et Madeleine Brès, première femme à obtenir le diplôme de médecine. Ces portraits ont fait l’objet d’un livre « Grâce à elles », préfacé par Élisabeth Badinter, qui parle des femmes comme « le continent noir de l’Histoire ».


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Après avoir terminé ses études à l’École du Louvre, elle ressent très vite le besoin de créer, de peindre, de sculpter. Elle part en Angleterre pour étudier la technique du verre et devient sculptrice de verre.
Elle réalise des séries consacrées à l’étude de deux thématiques : les « Choix » et les « Liens » familiaux. Ces travaux marquent une évolution de sa vision du statut des femmes. En 2009, elle crée une série sur les violences envers les femmes « Femmes en noir ». Elle y dénonce les violences qu’elles subissent.
En 2012, elle prend conscience que, dans presque tous les domaines, ses références sont majoritairement masculines. Elle ne connaît pas de femmes dans ce contexte. Où sont-elles passées pendant deux siècles ? Elle a donc effectué des recherches et découvert des femmes qui méritaient d’avoir une place dans l’histoire. Elle monte l’exposition « Grâce à elles ».
Par ailleurs, elle se pose la question : comment les femmes ont pu transmettre ? Et ont aussi permis de transgresser. Son livre d’artiste « Transmission – Transgression » a été lu par Marie-Christine Barrault. Durant quatre ans, Sophie Degano a interrogé des résidents d’un Ehpad et de deux centres d’hébergement d’urgence sur les thèmes de la transmission et de la transgression.
Elle explore une autre thématique : l’Ex-voto. Elle collecte des objets auxquels elle donne une nouvelle vie. Depuis 2018, elle s’intéresse à un nouveau sujet, l’amour. Une exposition est prévue en 2026.
Mais, revenons à 2012, l’époque où elle se rend compte qu’il est difficile de s’affirmer sans exemple de femmes sur qui s’appuyer. Des femmes déterminées, entreprenantes, combattives… Des femmes qui se sont battues pour leurs idées, et grâce à qui nous avons acquis nos droits.
Pour brosser ces portraits, elle utilise d’abord comme medium la gravure (graver ces femmes, graver leurs noms dans l’histoire) puis le linoleum (plaques de linoleum et gouge). Ces techniques confèrent à la sobriété de la composition. Son choix se porte sur les biographies de femmes qui ont fait l’histoire de France. Celui-ci n’a guère été facile. Sophie Degano nous fait part de son émotion et de sa fierté. L’idée est de partir d’un ou plusieurs portraits réalistes, de se les réapproprier et de saisir ce qu’ils ont de plus important. Elle a commencé par Aliénor d’Aquitaine au XIIème et a terminé par Régine Desforges au XXème siècle. Que des Françaises. Parmi celles-ci figurent aussi bien des mères de famille que des homosexuelles, ou des femmes se revendiquant comme célibataires. Certaines ont étudié, d’autres non, ont investi plusieurs métiers et œuvré depuis toujours. Toutes sont différentes mais possèdent la même détermination et le même courage. Toutes sont représentées dans le même format dans un souci de recherche d’unité, par de grands aplats en noir et blanc. Le graphisme est épuré afin de mettre en avant l’essentiel. Les aplats de noir représentent leurs combats, les aplats de blanc, la lumière, l’horizon qu’elles s’offrent. Le livre est publié aux éditions Ex-Voto.


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Les années 2013-2015 lui permettent de finaliser ce travail qui a donné lieu à des commandes publiques, notamment celle du ministère des armées : Les combattantes.
Sophie Degano choisit d’évoquer quelques unes de ces femmes :
Marie de Gournay (1565-1645), une femme de lettres qui revendique son statut de célibataire. Elle a écrit « L’égalité des hommes et des femmes ». Elle est très en colère car on ne la lit pas.
Gabrielle Suchon (1632-1703) garde son statut marginal de célibataire. Elle publie « Inégalités entre les hommes et les femmes ». Elle considère que ces inégalités sont la conséquence de privations institutionnalisées. Elle invite les femmes à la résistance.
Alexandra David-Neel (1868-1969) est d’abord chanteuse lyrique, puis exploratrice. Elle estime que la maternité est incompatible avec son mode de vie. Néanmoins, elle se marie.
Christine de Pizan (1364-1430) est la première femme de lettres française ayant vécu de sa plume. Elle choisit le métier de femme de lettres et surprend par sa modernité. Son livre « La Cité des femmes » paraît en 1405. Elle souligne la mauvaise fortune d’être née femme.
Olympe de Gouges (1748-1793) se retrouve veuve à 18 ans et décide de ne plus se remarier. Elle préserve ainsi sa liberté de femme et de publication. En effet, mariée, elle n’aurait pas pu publier sans le consentement de son époux. Elle écrit des pièces de théâtre et des pamphlets abordant entre autres le divorce et le mariage. L’abbé Grégoire considère Olympe de Gouges comme précurseur de l’abolition de l’esclavage.
Élisa Lemonnier (1805-1865) constate que pour survivre certaines femmes doivent mendier dans la rue. Elle fonde la première école professionnelle pour filles à Paris.
Sophie Degano continue en mentionnant des dates importantes :
1880 : loi de Camille Sée, député de Saint-Denis, sur l’enseignement secondaire des jeunes filles.
1924 : les programmes de l’enseignement secondaire, ainsi que le baccalauréat, deviennent identiques pour les filles et les garçons.
1938 : loi autorisant les femmes à s’inscrire à l’université sans l’accord de leur mari.
1966 : les femmes obtiennent le droit de travailler et d’ouvrir un compte sans l’autorisation de leur mari.
Mais tout ceci ne les a pas empêchées d’exercer des métiers, comme :
Angélique du Coudray (1712-1794), sage-femme et autrice d’un manuel d’obstétrique.
Nelly Roussel (1878-1922). Épouse du sculpteur et libre-penseur Henri Godet, franc-maçonne et femme de lettres libertaire, elle s’érige contre le mariage sans amour.
Marie-Andrée La Groua Weill-Hallé (1916-1994). Gynécologue, elle fonde « La maternité heureuse » qui deviendra le Planning familial.
Alice Guy (1873-1968) est la première réalisatrice de films au monde. Directrice artistique chez Gaumont, elle introduit la fiction, réalise la première expérience du film sonore et tourne des films en plein air. Elle a réalisé 755 films.
Jeanne Toussaint (1887-1976) a été heureuse jusqu’à la mort de son père. Son beau-père abuse d’elle. En 1918, elle rencontre Louis Cartier qui l’initie à la joaillerie. Elle devient directrice artistique de la maison Cartier. Elle a des liaisons sans être mariée. En 1941, elle est libérée grâce à l’intervention de Coco Chanel.
Marguerite Yourcenar (1903-1987) est la première femme à être élue à l’Académie française en 1980, soutenue par Jean d’Ormesson. Pour mémoire, l’Académie a été fondée en 1635. L’élection est houleuse. Plusieurs personnes s’insurgent contre son entrée. Citons un extrait de son discours : « Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres ».
Sophie Degano conclut son intervention par ce constat : à l’école, notamment dans les manuels d’histoire et de français, seuls les hommes sont présents. Il lui apparaît important d’y inclure des femmes pour avoir une autre vision de l’histoire.
Camille Morineau, Historienne de l’art. L’invisibilisation des femmes dans l’art
Diplômée de l’École normale Supérieure (ENS) et de l’Institut national du patrimoine, Camille Morineau a été conservatrice au musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou et directrice des expositions et des collections de la Monnaie de Paris. Elle a été également commissaire de plusieurs expositions, notamment « elles@centrepompidou » dédiée exclusivement aux artistes femmes. Elle est co-fondatrice d’AWARE ( Archives of Women Artists, Research and Exhibitions) depuis 2014. Elles est chevalière de la légion d’honneur et présidente du conseil d’administration de l’École du Louvre.

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Camille Morineau veut non seulement aborder l’invisibilité des artistes femmes, mais parler aussi de leur visibilité. Elle présente l’association AWARE dont l’objectif est de rendre visible et accessible gratuitement les artistes femmes. Elle estime que le mot essentiel est « Archives ». En effet, les archives sont constituées par les hommes et pour les hommes. L’écriture de l’histoire de l’art invisibilise les femmes artistes. Quand elle est entrée à l’ENS, c’était la première année où l’école était mixte et où une forme d’égalité était ainsi respectée.
Très peu de femmes sont mentionnées dans les manuels. En 1971, Linda Nochlin écrit un essai « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » Le début du féminisme aux États-Unis s’incarne beaucoup plus qu’en France dans l’histoire de l’art. Chez nous, il se matérialise surtout par le biais du droit des femmes, le droit à l’avortement. C’est une fois arrivée aux États-Unis, en 1989, qu’elle découvre l’ouvrage de Nochlin, ainsi que les études de genre et les cours d’histoire de l’art centrés sur les femmes. Fascinée par cette découverte, elle décide de passer le concours de conservateur du patrimoine. Elle souligne que l’histoire de l’art était considérée comme une discipline peu sérieuse. Elle continue à lire des publications en anglais, dont « Old Mistresses : Women, Art and Ideology » de Rozsika Parker et Griselda Pollock, et assiste à la naissance du collectif « Guerrila Girls ». L’action la plus connue de ce dernier est sans doute la réalisation d’une affiche reproduisant La Grande Odalisque d’Ingres, en 1989, dont la tête a été remplacée par celle d’un gorille rugissant posant la question : « Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum ? Moins de 5 % des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins ».
Elle étudie l’histoire de l’art dans le livre de Giorgio Vasari « Vies des artistes » où sont évoqués les couvents, lieux d’apprentissage, lieux ouverts. Il y mentionne Pautilla Nelli qui, à Florence, a réalisé une Cène de 7 mètres de haut, la seule de ce type peinte par une femme de la Renaissance. Ces artistes ont été visibles de leur vivant. Elles ont été célèbres et reconnues. C’est au XXème siècle qu’elles sont effacées. Il n’est fait mention d’aucune femme dans « L’histoire de l’art » de Gombrich.
Cependant, Camille Morineau constate que la valeur marchande des femmes augmente régulièrement. Les grands collectionneurs qui ont beaucoup d’argent collectionnent des artistes femmes.
Elle présente quelques chiffres issus du Burns Halperin Report, 2022 et notamment des « Graphics by Nehema Kariuki. Courtesy of the Burns Halperin Report 2022 » grâce auxquels nous pouvons remarquer que sur 11% d’artistes femmes ne figurent que 2% d’artistes femmes afro-américaines.

Nous assistons à l’évaporation des femmes artistes, au même titre que celles qui exercent le métier d’avocate ou qui travaillent dans le secteur bancaire, par exemple.
La reconnaissance a plusieurs étapes. Observons maintenant le marché représenté par le graphe « Leading artists worldwide in 2023, by auction revenue (in million U.S. dollars) » [Cliquer sur le lien permet de visualiser le graphe dans son intégralité].

Il permet de constater que les hommes continuent à être les mieux vendus aux enchères sur le marché de l’art. Picasso arrive largement en premier. A la huitième place, arrive une femme : Yayoi Kusama et à la douzième, une autre : Joan Mitchell. Les différences entre les femmes et les hommes demeurent importantes.
Si l’on considère les chiffres en France issus de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, 2023 : « Présence des femmes dans les programmations artistiques et dans les médias« , on constate, concernant les acquisitions, une progression importante. En effet, en 2014, le total de la part des œuvres de femmes acquises par le FNAC était de 31 et celui par les FRAC de 25. En 2021, le total de la part des œuvres de femmes acquises par le FNAC est de 52 et celui par les FRAC de 42.

Nous pouvons formuler la même remarque pour les expositions. En 2015, la part des femmes parmi les artistes exposés dans les FRAC était de 23 et dans les centres d’art de 31. En 2021, la part des femmes parmi les artistes exposés dans les FRAC était de 43 et dans les centres d’art de 47.

Recrutée comme conservatrice au Centre Pompidou, Camille Morineau décide de mettre en action ce qu’elle a vu aux États-Unis. Elle commence à acheter des œuvres d’artistes femmes et constate qu’elles sont peu montrées dans les collections permanentes. Le conservateur ne semble guère intéressé par sa démarche et lui recommande d’arrêter, sous prétexte que ce n’est pas un vrai sujet, que ce n’est pas pas porteur.
Au moment de l’élaboration de ce qui deviendra l’exposition « elles@centrepompidou : Artistes femmes dans les collections du Musée national d’art moderne« , le directeur lui conseille de revenir dans une semaine pour lui présenter son projet. Un délai très court… Il donne son accord à condition que ça ne dure pas très longtemps, par crainte que ce ne soit pas bien reçu. Les artistes hommes vont peut-être manifester…
La préparation de l’exposition demande un an et demi de travail, et s’effectue sur l’intégralité des collections du centre Pompidou pour trouver des artistes femmes, et ceci sans beaucoup de moyens. Les artistes qui veulent être présentes à l’exposition doivent faire des donations. Les freins sont nombreux : peur que le public ne s’y intéresse pas, peur de la réaction des journalistes, peur de déclencher le mécontentement des hommes. D’ailleurs, les féministes n’y sont pas trop favorables, sous prétexte que les artistes femmes ne s’intéressent pas forcément au féminisme, qu’il existe un risque de ghettoïser les artistes en les réduisant à leur genre et qu’on les mettent « dans un même panier ». Mais le succès est immédiat. L’accrochage a permis de rendre visibles 1000 œuvres de 300 artistes femmes. Il y a eu 2,5 millions de visiteurs.
Sont visibles des artistes plasticiennes, des designers, des photographes, des architectes, des vidéastes, des cinéastes, des performeuses.
Une immense exposition qui, explique t-elle, a changé sa vision du féminisme. Forte de ce succès, Camille Morineau propose de créer un centre de recherche sur les artistes femmes au Centre Pompidou. Elle essuie un refus. Elle décide donc de sortir du système et co-fonde AWARE.
Après avoir énuméré plusieurs expositions dont elle a été l’organisatrice, Niki de Saint Phalle, Kiki Smith, Pionnières, Tingely, elle poursuit en évoquant le parcours de plusieurs artistes femmes.
Louise Bourgeois a été victime d’un retard de visibilité. Née en 1911, elle a effectué tout son parcours d’artiste en France. Mais pour être reconnue, il lui faudra attendre 70 ans pour les États-Unis et 80 ans pour le Centre Pompidou !
Yayoi Kusama est l’artiste femme la plus chère sur le marché de l’art. Son pays d’origine, le Japon, est assez misogyne. Elle invente la performance. Sa reconnaissance est assez tardive. Toujours vivante, elle vit au Japon dans un hôpital psychiatrique. Elle est assez radicale, mais certaines de ses œuvres sont plutôt commerciales.
Joan Mitchell est l’une des femmes artistes les plus chères. Née aux États-Unis, elle a choisi la France. C’est une peintre abstraite magnifique qui n’a été reconnue que tardivement.
Alina Szapocznikow est une artiste radicale dont le travail a été reconnu très tard. Les prix ont commencé à grimper.
Camille Morineau clôt son intervention en présentant le site internet AWARE qu’elle qualifie de site encyclopédique unique au monde. Elle précise qu’on y trouve 1200 biographies bilingues écrites par 500 personnes, et qu’il y a 16500 connexions par mois. Le but de l’association et du site est de changer la pratique de la présence des femmes dans l’art. La Villa Vassilieff, lieu chargé d’histoire, est le siège de l’association. Elle termine en mentionnant que les artistes présentées dans l’exposition « Elles font l’abstraction » étaient rentrées au fur et à mesure sur le site.


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Claire Bourdin, Directrice de Présence Compositrices. Les compositrices
Claire Bodin, titulaire d’un master de musicologie, est à l’origine du centre de ressources et de promotion Présence Compositrices, anciennement Présences Féminines dont elle est la directrice artistique depuis 2020, et de la création de la base de données « Demandez à Clara » ayant pour objectif de faciliter l’accès aux noms et aux œuvres des compositrices. Cet outil est utilisé par l’ensemble du secteur de la musique classique.
En 2011, elle crée le festival Présence Compositrices.
En 2022, elle est invitée à participer au séminaire du Collège de France : « A la recherche des œuvres perdues ». [Compositrices : de l’impensé au passage à l’acte / Claire Bodin – In À la recherche des œuvres perdues, Collège de France, 15 mars 2022]

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En 2017, Claire Bodin publie un carnet d’entretiens consacré à la compositrice Camille Pépin et son premier roman Le fil d’Adrienne en 2021. Elle est l’autrice des textes qui accompagnent les peintures numériques de Jacques Berteaud réunies dans un ouvrage, co-édité par l’auteur et le Centre Présence Compositrices, intitulé Traversées et inspiré de 18 pièces pour piano de la compositrice Marie Jaell. Elle écrit actuellement un livre retraçant son parcours de 18 ans sur le sujet de la création musicale des femmes. Elle est Chevalière des Arts et des Lettres.
Claire Bodin choisit de commencer son intervention en citant des femmes compositrices dont le message était de délivrer les œuvres de leur identité féminine :
Ethel Smyth : « Ma musique ne sera vraisemblablement reconnue à sa juste valeur que lorsqu’il ne restera de moi que des points et des lignes asexués sur du papier réglé ».
Nadia Boulanger : « Oublions que je suis une femme, et parlons musique ».
Franz Liszt disait à Marie Jaëll : « Un nom d’homme sur votre musique et elle serait sur tous les pianos ».
Betsy Jolas : « Petite fille, il fallait que je sois Mozart ou rien ! »
Clara Schumann : « Il fut un temps où je croyais posséder un talent créateur, mais je suis revenue de cette idée. Une femme ne doit pas prétendre composer. Aucune encore n’a été capable de le faire, pourquoi serais-je une exception ? Il serait arrogant de croire cela ».
Ces dires de Clara Schumann ne sont-ils pas révélateurs de sa profonde méconnaissance de l’histoire ? Les femmes compositrices ne sont-elles pas les premières victimes de l’absence de modèles, de filiation, de visibilité ? Tous les liens de transmission entre compositrices passées et présentes sont coupés. Une femme serait arrogante si elle incarnait ses rêves.
Alors, qu’aurait pensé Clara Schumann de l’existence de femmes troubadours et trouvères, de la reconnaissance de leurs pratiques artistiques comme ménestrels ?
Qu’aurait-elle pensé de Hildegarde von Bingen, poétesse, guérisseuse, qui se battait contre les empêcheurs de jouer de la musique ?
Qu’aurait-elle pensé des nonnes musiciennes, telle Isabella Leonarda qui, passée de nonne à mère supérieure, a composé 200 œuvres ?
Qu’aurait-elle pensé des précurseuses hors les murs du couvent telles :
Maddalena Casulana, première compositrice à publier de la musique à son nom ?
Barbara Strozzi, première compositrice professionnelle ?
Élisabeth Jacquet de la Guerre, qui a reçu un soutien infaillible de son père, de son mari, du roi et a eu les éloges de la presse, qui a rejoint ses consœurs dans l’oubli ?
Antonia Bembo, victime de violences conjugales, qui a fui son mari et rejoint une communauté religieuse ?
Il existe de nombreuses œuvres de compositrices.
Les ospedali de Venise au nombre de quatre, l’Ospedale dei Mendicanti, l’Ospedale dei Derelitti, l’Ospedale degli Incurabili et le Pio Ospedale della Pietà, forment des musiciennes au chant et aux instruments.
Anna Bon (1740-1767) a composé des sonates pour clavecin ; Elle fut admise comme étudiante à l’Ospedale della Pietà à Venise, l’institution charitable où avait travaillé pendant des années Antonio Vivaldi.
Maddalena Lombardini Sirmen (1745-1818) commença ses études dans un orphelinat, l’Ospedale dei Mendicanti, un des hospices musiciens de la ville, où elle apprit aussi la musique.
Vincezo Calmetta, poète et critique littéraire a écrit : « Puisque la beauté et la discrétion sont parmi les choses qui caractérisent une femme, chaque fois qu’elle s’en détourne, elle agit contre sa nature et ne doit plus être appelée une femme, mais plutôt une nouvelle et monstrueuse création. »
Claire Bodin poursuit en évoquant Hélène de Montgeroult (1764-1836) qui a épargné sa tête grâce à la musique, et dont Elisabeth Vigée Le Brun disait : « Quand la marquise de Montgeroult se mettait au piano, elle fascinait ses contemporains. Elle faisait parler les touches ».
A chaque époque, il est possible de citer des noms de compositrices. Et pour revenir à Clara Schumann et à sa prétendue illégitimité à composer, Claire Bodin relate qu’elle a connu Fanny Mendelssohn et Pauline Viardot, qu’elle a enseigné le piano à Louise Adolphe Le Beau (Luise Adolpha Le Beau), et que Clara avait un formidable talent de compositrice. Ont-elles parlé de leurs difficultés ?
Après la mort de Clara Schumann en 1896, l’histoire s’enrichit. Lili Boulanger est la première femme à obtenir le premier prix de Rome. Édith Canat de Chizy, est élue à l’Académie des Beaux-Arts dans la section musique. Camille Pépin est la première femme compositrice à recevoir une Victoire de la musique.
A partir de 1970, les femmes dirigent les orchestres.
Le répertoire masculin est joué régulièrement, il serait simple d’insérer quelques compositrices. Cet état de fait est le reflet d’une société régentée par le patriarcat, symbole de pouvoir et de domination.
En 2006, les femmes ne sont pas répertoriées parmi les compositeurs. Claire Bodin crée la compagnie des bijoux indiscrets consacré à la découverte de compositrices baroques, telles Maddalena Casulana, Barbara Strozzi, Antonia Bembo, Isabella Leonarda, Elisabeth Jacquet de la Guerre, Julie Pinel, Bianca Maria Meda, Camilla de Rossi, Mademoiselle de Menetou, Rafaella Aleotti, Maria Xaveria Perucona.
En 2011 à Toulon, elle crée le festival Présences féminines, devenu Présence Compositrices, le seul à dédier son programme aux compositrices. Ce festival se tient maintenant à l’abbaye de La Celle.
Les compositrices ont longtemps été réduites à un thème ou à la seule journée du 8 mars. Il reste plusieurs étapes à franchir : sortir de l’impensé, sortir de la méconnaissance. Nous avons besoin d’instruments pour passer à l’acte !
D’où la création en 2020 du centre Présence compositrices et de ses outils à destination de l’ensemble du secteur de la musique classique. L’objectif de Présence compositrices est de diffuser, sensibiliser, transmettre, créer et partager des ressources. En voici quelques exemples :
- Un jeu des 7 familles (42 compositrices)
- Une exposition : Histoire(s) de compositrices, levons le voile
- Un catalogue de compositrices mis à disposition
- Un petit label discographique : Des dentelles à l’échafaud ; Filiations
- Une base de données : Demandez à Clara.
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