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« Qu’est-ce qu’une vie bonne ? » tel est le sujet du discours que Judith Butler prononce en 2012 au moment de la remise du prix Adorno. Son origine se trouve dans une phrase extraite des Minima Moralia du philosophe Theodor Adorno : « On ne peut vivre une vie bonne dans une vie mauvaise ». « Comment peut-on mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » se demande Judith Butler.
« Comment peut-on mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » se demande Judith Butler.
Introduit-elle une problématique tellement différente de celle du genre ? Non, car le fil conducteur de l’ensemble de ses travaux est la vulnérabilité, vulnérabilité des femmes, des LGBT, des réfugiés, des Palestiniens. Dans les années 2000, « Vie précaire », « Le récit de soi » ou « Frames of War » ont pour thème central la vulnérabilité ontologique 1. Ce constat est confirmé par la philosophe Elsa Dorlin qui estime que le point de bascule est Guantanamo : « C’est en partie la question des images de tortures de l’armée américaine de prisonniers irakiens et sur la façon dont la sexualité et le genre sont utilisés pour humilier des corps, pour rendre des corps abjects, pour les ramener en fait à des corps qui ne sont pas dignes d’être considérés. » 2
Cependant, déjà avant Guantanamo, Butler se pose la question de l’inégale distribution du deuil au moment de l’apparition du Sida aux USA. Le deuil des morts du SIDA a été absent de la société dominante. Beaucoup d’homosexuels, entre autres, « étaient humiliés, ou blâmés d’avoir contracté la maladie. » 3
C’est la problématique des vies dignes d’être vécues et de celles que l’on rend invivables, des vies pleurables ou non, des vies dignes et indignes. Il existe un phénomène de déréalisation menant à l’invibilisation – nous rendant insensible à la souffrance de l’autre – et à « une répartition différentielle du deuil ». Nous nions la valeur de certaines vies 4. Cette idée que toutes les vies ne se valent pas émane du concept de biopolitique. « Les vies blanches, hétérosexuelles, masculines sont valorisées, et d’autres sont niées, invisibilisées : celles des pauvres, des réfugié.e.s, des transgenres, des sans-papiers, des prostitué.e.s, etc. […] celles dont les formes de vie ne correspondent pas aux critères de rentabilité et de productivité qui caractérisent une «bonne» vie du point de vue des valeurs des sociétés contemporaines » note Lucile Richard 5 dans une société individualiste qui tend à rendre chacun responsable de sa vie et de son destin. »
Les vies blanches, hétérosexuelles, masculines sont valorisées et d’autres sont niées, invisibilisées : celles des pauvres, des réfugié.e.s, des transgenres, des sans-papiers, des prostitué.e.s.
C’est par exemple déposséder certaines personnes de tout droit à circuler, à manger correctement, etc. « Quand les infrastructures sont défaillantes, quand on ne mange pas à sa faim, quand on n’a pas de toit, pas d’accès aux soins médicaux, si on est détenu aux frontières ou en prison où les populations carcérales sont soumises aux violences, aux privations et à l’indigence, la question de l’invivabilité de l’existence est partout. » explique Judith Butler à Augustin Trapenard 6 .
Judith Butler refonde le concept de vulnérabilité. Elle établit une distinction entre deux concepts de vulnérabilité ou de précarité : le concept existentiel (precariousness) et le concept politique (precarity) 7.
Judith Butler établit une distinction entre deux concepts de vulnérabilité ou de précarité : le concept existentiel et le concept politique.
Selon le chercheur Eloi Paradis-Deschênes, pour Judith Butler, la vulnérabilité est une notion plus générale que la précarité existentielle (precariouness). Elle réfère à la possibilité d’être affecté au sens large comme la susceptibilité à la douleur, à la souffrance 8. « Ça renvoie à l’altération du corps, à la mortalité, mais aussi à la vulnérabilité, à l’injure, à la vulnérabilité linguistique » souligne Corinne Pelluchon 9.
Être vulnérable, c’est être exposé à la blessure, à la déception, mais aussi à la joie, à la surprise. C’est un mode de relationalité. « La lutte pour des vies vivables, et donc contre la précarité, n’est possible que si l’on reconnaît notre situation d’interdépendance ou de vulnérabilité partagée » 10. Cependant, la vulnérabilité ne renvoie pas à la victimisation précise Zeynep Gambetti. Judith Butler y voit la possibilité de fonder une éthique de la responsabilité pour autrui, de repenser le lien social, de reconnaître que l’on dépend des autres, ajoute Corinne Pelluchon. On est donc capable d’être responsable, d’être concerné par autrui et la vulnérabilité devient force. « Chaque condition de précarité peut engendrer un acte de lutte politique qui va finir par rendre les vies plus vivables, les vies sujettes au deuil et les vies reconnaissables » explique Zeynep Gambetti 11. Il ne faut pas opposer vulnérabilité et agentivité (capacité d’agir). Nous devons nous garder des politiques sociales paternalistes ayant tendance à nier la capacité d’agir des personnes ciblées.
Il ne faut pas opposer vulnérabilité et agentivité.
Les réfugiés « sont privés de tout droit, ils n’ont aucune appartenance à rien. Ils n’ont pas le droit de circuler, souvent même pas le droit à s’exprimer […] Mais si l’on y regarde de plus près, on voit que les réfugiés arrivent à s’organiser, ont presque tous un téléphone portable, ils appartiennent plus ou moins à des réseaux, ils savent le genre de papiers, de documents qu’ils doivent obtenir. Dans l’Ouest de la Grèce par exemple, il faut obtenir un document qui établit votre vulnérabilité pour des droits à emprunter des modes de transport et à vous déplacer. Donc il y a de la stratégie, il y a des tactiques de survie, il y a des communautés. Il y a presque une forme d’autogestion et il y a aussi des manifestations. Il y a même en Allemagne un mouvement de résistance de la part des grands. Ils ont une publication qui appelle à cette résistance. » explique Judith Butler à Frédéric Worms 12.
Le néolibéralisme veut que les plus précaires soient pleinement responsables de leur vie à travers une éthique entrepreneuriale, et nie l’interdépendance. Judith Butler lutte contre la distribution différentielle de la précarité. Toutes les vies doivent être traitées également et sont également vivables dans leur interdépendance 13 .
La question n’est pas de chercher les moyens permettant de nous extraire de cette précarité mais de réfléchir « aux moyens permettant de transformer les modes sur lesquels se matérialise la précarité dans notre société. C’est dans ce but qu’elle refonde le concept de vulnérabilité. » 14
Judith Butler lutte contre la distribution différentielle de la précarité. Toutes les vies doivent être traitées également et sont également vivables dans leur interdépendance.
Cette réflexion sur la vulnérabilité se poursuit dans son ouvrage « Dans quel monde vivons-nous ? – Phénoménologie de la pandémie » paru à l’automne 2023 chez Flammarion 15. Elle puise dans le présent sa matière à penser, analysant la pandémie du Covid dans son dernier essai à partir de la phénoménologie de Merleau-Ponty. « Cette crise hors norme, dit-elle, rappelle la vulnérabilité potentiellement égale des êtres vivants, notre inéluctable interdépendance » 16. Inéluctable, mais non dénuée d’ambivalence car elle nous menaçait de mort. Cette pandémie a permis d’attirer « l’attention sur certains idéaux socialistes clés : le revenu national garanti et l’égalité d’accès à des soins de santé et à un logement décents » 17. Ce livre est « un plaidoyer contre le libéralisme, la destruction des droits fondamentaux et la sous-traitance des services publics » 18.
1 Repenser le rapport à la vulnérabilité : de Gilson et Butler à Gilligan. Mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en philosophie / Élie Beauchemin, Université du Québec à Trois-Rivières, juillet 2021, 123 p
2 Avoir raison avec… Judith Butler (4/5) : Judith Butler, trouble dans le féminisme / Avoir raison avec… par Raphaël Bourgois, France Culture, 23 juillet 2020, 28′
3 Judith Butler : « L’idée de ‘résilience’ est une plaisanterie cruelle, un jargon néolibéral », Interview réalisée par Rebecca Suner, L’Echo, 11 juin 2021
4 Repenser le rapport à la vulnérabilité : de Gilson et Butler à Gilligan. Mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en philosophie / Élie Beauchemin, Université du Québec à Trois-Rivières, juillet 2021, 123 p
5 Avec Judith Butler, la vulnérabilité comme ressource politique / Lucile Richard, iPhilo, 29 novembre 2017
6 Judith Butler à la bonne heure, Boomerang par Augustin Trapenard, France inter, 10 mai 2021, 32′
7 Le concept de vulnérabilité : reconnaissance et imposition d’une condition floue / Marlène Jouan, Séminaire de l’équipe Justice Sociale de PACTE, Octobre 2016, Grenoble, France
8 Vulnérabilité, silence et agentivité. Une conception butlerienne de la résistance politique / Éloi Paradis-Deschênes, Thèse soumise dans le cadre des exigences du programme de Maîtrise en science politique, École d’études politiques. Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa, 2021, 116 p.
9 Avoir raison avec… Judith Butler (5/5) : De la vulnérabilité au rassemblement, Judith Butler politique / Avoir raison avec… par Raphaël Bourgois, France Culture, 24 juillet 2020, 28′
10 Vulnérabilité, silence et agentivité. Une conception butlerienne de la résistance politique / Éloi Paradis-Deschênes, Thèse soumise dans le cadre des exigences du programme de Maîtrise en science politique, École d’études politiques. Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa, 2021, 116 p.
11 Avoir raison avec… Judith Butler (5/5) : De la vulnérabilité au rassemblement, Judith Butler politique / Avoir raison avec… par Raphaël Bourgois, France Culture, 24 juillet 2020, 28′
12 Judith Butler telle qu’en elle-même / Matières à penser avec Frédéric Worms, France Culture, 14 mai 2018, 44′
13 La Philosophie de Judith Butler: Relationalité du sujet et revendication politique / Matteo Pagan (École Normale Supérieure), La-Philo
14 Avec Judith Butler, la vulnérabilité comme ressource politique / Lucile Richard. iPhilo, 29 novembre 2017
15 Judith Butler : vivre entre deuil, rage et résistance / Mathieu Potte-Bonneville , Centre Pompidou, 4 septembre 2023
16 Judith Butler, du genre humains / Cécile Daumas, Libération, 14 octobre 2023
17 Judith Butler : vivre entre deuil, rage et résistance / Mathieu Potte-Bonneville, Centre Pompidou, 4 septembre 2023
18 Judith Butler : « J’ai trop d’ironie pour être identitaire » / Marie Lemonnier, L’Obs, 22 octobre 2023
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